Le Burkina Faso, un modèle pour l'Afrique ?
Il y a une énigme du
Burkina Faso. Ce pays enclavé d’Afrique de l’Ouest figure parmi les pays les
moins avancés (PMA) du globe. Géopolitique
du Burkina Faso expose cette dure réalité,
chiffres et statistiques à l’appui.
Or paradoxalement, ce
pays a une bonne image depuis des années. Comment peut-il figurer parmi les
derniers de tous les classements, et susciter en même temps la confiance, voire
être cité en exemple pour le reste du continent africain ?
Deux ouvrages en un seul
Géopolitique du Burkina Faso comporte en fait deux ouvrages en un seul. On le
lira d’abord comme un atlas des indicateurs les plus récents du pays, offrant
une radiographie précise de son état actuel. Or, tout en en souffrant de mille
handicaps physiques et matériels, le Burkina Faso affiche une réelle santé
morale.
Ce portait moral livré entre les lignes, par des remarques discrètes, sans lyrisme, mais solidement argumentées est la partie qui intéressera le plus ceux qui voient dans le Burkina Faso un modèle pour l’Afrique. Le titre du livre, « Géopolitique du Burkina Faso » concerne davantage ce deuxième aspect. Ce pays occupe dans la géographie des valeurs par lesquelles on classe les nations, une place et un poids supérieurs à sa réalité chiffrée. On est surpris de voir un pays rayonner autant malgré une réalité ingrate.
Est-on alors en présence d’une illusion, d’une esbroufe ? L’ouvrage rappelle que ce pays défavorisé flirta avec la chimère révolutionnaire sous Thomas Sankara (1983-1987), mais se ressaisit vite, préférant accepter son sort et tracer son destin par une vision planifiée et méthodique. L’utopie fut écartée au profit d’un construction patiente d’un avenir meilleur dont on se rapproche par petits pas. S’il y a un « rêve burkinabé », c’est un rêve lucide et éveillé qui s’appuie principalement sur l’éducation, la transformation de l’être humain par lui-même. L’image du Burkina n’est donc pas usurpée. Elle correspond à une réalité difficilement chiffrable. C’est un élève qui part du plus bas de l’échelle, mais veut progresser par ses ressources propres.
Le Burkina Faso s'est écarté des chimères révolutionnaires prônées par Thomas Sankara (ci-dessus), et son rêve est devenu un rêve lucide et éveillé
Chaque chapitre du livre s’ouvre
sur une citation, une proverbe ou une maxime. Les auteurs ont emprunté à Lao
Tseu, Confucius, Xénophon et bien d’autres, des formules lapidaires et parfois
énigmatiques, souvent en forme de paradoxes. Ces formules sont d’ailleurs moins
des leçons de morale que des interrogations : les vertus qui émergent au
Burkina Faso sont en effet encore fragiles, incertaines, difficiles à croire. Elles
montrent que le Burkina invente voie qui lui est propre ; bien des pays
d’Afrique sont mieux lotis que lui, pas mal d’autres ont des problématiques proches
de celles du Burkina Faso. Mais ce dernier suit une trajectoire globalement
saine là où d’autres ont un parcours chaotique. pourquoi et comment ? Ce
livre nous aide à le comprendre.
Commençons par la
description des faits. Au fil des pages, une dure condition se dessine. Le
Burkina Faso est un pays enclavé, la mer est à 500 km de ses frontières sud. De
plus, son principal corridor d’accès à l’Océan se fait par la Côte d’Ivoire,
dont l’instabilité actuelle dessert le Burkina. Le climat se dégrade et le sol
est en maintes régions difficilement cultivable. Le pays n’a aucun gisement de
pétrole connu, ses richesses minières (en particulier son or) sont encore peu
exploitées, vu le coût des investissements. Le principal produit d’exportation
est le coton, mais le cours de l’or blanc est souvent secoué. Encore largement
rurale, la population burkinabé se voue à l’agriculture vivrière. L’alphabétisation
reste faible. Telles sont les conclusions très résumées qu’on tire de la partie
« Atlas » du livre. Le Burkina Faso a des handicaps extrêmement
sérieux, structurels, sa marge de manœuvre est étroite. C’est un pays condamné
à la rigueur s’il veut sen sortir et refuser la stagnation à laquelle la
géographie et l’histoire semblent l’avoir condamné d’avance. A l’époque de son
indépendance, l’ancienne Haute Volta était l’un des pays d’Afrique les plus
lourdement handicapés.
Emergence d’une société de confiance
Quelles sont alors les
clés de la réussite Burkinabé ? Qu’est-ce qui permet aujourd’hui à ce pays
de constituer une sorte d’exception relativement heureuse sur le continent
africain ? Quand on a la géopolitique contre soi, comment fait-on pour
s’en sortir ? Plus encore, comment fait ce pays pour influencer l’Afrique
de l’Ouest ?
Le livre donne plusieurs
clés. La principale, c’est qu’un rapport serein se tisse entre le peuple
burkinabé et l’État souverain qui le représente. Alain Peyrefitte aurait probablement
diagnostiqué au Burkina Faso la « société de confiance », le respect
mutuel entre l’administration et les administrés. L’État au Burkina jouit d’une
légitimité bien plus grande que dans bien d’autres pays d’Afrique. Comment
l’expliquer ? Les auteurs donnent plusieurs indices de réussite nationale,
sans qu’il soit possible de hiérarchiser les facteurs de la réussite.
Rappelons pour
schématiser, qu’on peut distinguer trois grands types de nationalisme : le
nationalisme romantique exalte la nation
en soi, le génie national, l’âme des peuples et leurs traditions
ancestrales. C’est la thèse de Herder. Pour ce nationalisme, une nation se
définit d’abord par sa culture, sa vision du monde singulière et originale. Le
Japon et la Thaïlande répondent bien à cette définition, la Russie et
l’Allemagne se sont aussi longtemps définies d’abord par leur âme, leur génie
culturel. En appliquant cette thèse au Burkina Faso, on chercherait la grandeur
burkinabé dans ses valeurs immémoriales. De fait, l’ouvrage souligne à
plusieurs reprises l’étonnant rayonnement culturel du pays mais il montre aussi
que la culture est un mélange de valeurs burkinabés et de maintes autres
influences. Le pays est d’ailleurs très ouvert à la mondialisation.
Une deuxième théorie
nationaliste privilégie davantage la nation
pour soi, autrement dit le rapport réfléchi du peuple avec l’État et les
institutions rationnelles qui le représentent. Loin d’être naturelle, la nation
est une construction politique résultant d’un contrat social fédérant les
subjectivités. Ce nationalisme des Lumières attache la plus haute importance au
fonctionnement démocratique, à l’État de droit, à une saine gouvernance qui
développe le civisme dans tout le peuple. Cette thèse semble avoir la
préférence des auteurs. Ils soulignent la solidité des institutions burkinabés,
la sérénité des scrutins démocratiques, la liberté d’expression. « Le
Burkina touche les dividendes d’une politique claire et réaliste qui en fait
incontestablement un modèle de sérieux et de sérénité, au sein d’un continent
africain aux prises avec les vieux démons que l’on sait. »
Enfin, une troisième
approche aurait tendance à définir la nation comme un « pour
autrui ». Un pays n’est jamais que la pièce d’un puzzle bien plus grand
que lui. Le communisme entendait faire de chaque pays singulier une république
démocratique populaire et une simple paroisse de la Rome soviétique.
« Géopolitique du
Burkina Faso » montre que la tentation révolutionnaire a été un fiasco
pour le pays, mais qu’en revanche ce pays a un grand sens du bon voisinage et
brille comme l’État-phare de l’Afrique de l’Ouest. La nation pour autrui est très
réelle au Burkina Faso. Jouant la carte de l’union régionale, il se montrant le
plus altruiste de la sous-région.
Le Burkina en soi : rôle des valeurs
burkinabés et des élites mossi
Revenons sur chacun des
trois points. Herder attribuait le rayonnement d’une nation à son génie
national et à sa culture. Tout en rappelant le caractère artificiel de
l’ancienne Haute-Volta, les auteurs reviennent sur le prestige de la
civilisation Mossi avant l’arrivée du colonisateur français. Le pays comporte
aujourd’hui environ 65 groupes ethniques, mais se répartit en gros entre deux
grandes familles, les Mossi et les Mandé. Le nom actuel du pays combine Burkina (les hommes intègres en mooré,
la langue des Mossi) et Faso (patrie
en bamanankan, langue dioula parlée dans l’ouest). Le livre ne dit pas
catégoriquement si le groupe dominant des Mossi (environ 48% de la population)
a imprimé son génie national à l’État moderne du Burkina Faso, mais il livre
quelques indices. Une partie des Mossi, surtout en milieu urbain, semble jouer le
rôle d’élites créatives, au sens où l’entendait Arnold Toynbee, entraînant le
reste du pays sur la voie de l’éducation et de la connaissance. Cette élite éclairée est active à la fois au
pays et dans la diaspora très nombreuse. Le livre montre par ailleurs le
dynamisme de la culture burkinabé, la richesse et la qualité de son artisanat ;
la réussite burkinabé s’explique donc en partie par un certain sens de la
grandeur de ses élites et de l’ethnie dominante. Mais il convient de nuancer
cette affirmation et le livre montre d’ailleurs que le succès du Burkina est à
chercher ailleurs.
Le Burkina pour soi : un État de droit
légitime aux institutions solides
Au fil des années, ce pays s’est doté d’une réflexion sur lui-même et son destin qui inspire confiance à la fois à la population et à la communauté internationale. C’est ce que nous appelons le Burkina « pour soi », l’image que le pays se donne. Les auteurs citent d’ailleurs un propos difficile de Jean-Jacques Rousseau illustrant bien le passage de l’en soi au pour soi : « Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative et transporter le moi dans l’unité commune. »
Une rue de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso
Cette citation peut
sembler très abstraite, mais elle décrit une nécessité cruciale de tous les
pays africains : définir le contrat social, la conscience collective, le
fameux « plébiscite de tous les jours », par lequel Renan définissait
la nation. Alors que tant de pays africains possèdent d’immenses ressources
naturelles et peu d’État, le Burkina est à lui seul une leçon politique :
c’est dans un de ses pays les plus mal lotis par la nature que le continent
africain est peut-être en train une certaine réussite d’État-nation moderne et
fiable. Les auteurs citent ici un propos judicieux de Jean-Pierre Béjot :
« Dans aucun autre pays, il n’a été donné d’assister à un tel
‘‘processus’’ de construction de l’État, de l’administration, des services
publics et des entreprises publiques
(...) Car c’est bien de cela qu’il s’agit : construire un pays, une
nation, un État. Et pas seulement faire tourner la machine sous la conduite
d’un chef aussi charismatique soit-il. »
Plusieurs analyses
évoquent cette construction de l’État de droit.
Le rôle des institutions
Tout d’abord, une analyse
approfondie de la Constitution du Burkina Faso et un aperçu des débats internes
du pays. Les auteurs soulignent aussi l’exemplarité, la sérénité et la
transparence des consultations électorales, constatées par tous les
observateurs de scrutin en scrutin. Le multipartisme est une réalité solide, et
si le président Compaoré domine, il n’écrase pas. Son grand talent n’a d’égal,
selon les auteurs, que la faiblesse de l’opposition.
La liberté de pensée
Autre analyse, celle qui
porte sur la presse et l’information. La connaissance de soi par soi-même et
pour soi-même atteint au Burkina un niveau de développement très au-dessus de
la moyenne des PMA. Le pays favorise l’émergence d’une société civile, de
contre-pouvoirs et le président ne cesse d’affirmer que l’éducation - la
formation des consciences - reste sa priorité. Alors même que le pays est
assailli de demandes pressantes et immédiates, il prend le temps du débat, de
la réflexion, le risque d’une certaine liberté de conscience. Pour illustrer
cette volonté de maîtriser librement son destin malgré une extrême fragilité
naturelle, les auteurs ont fait précéder le chapitre sur les progrès
économiques d’un propos de Confucius : « Si tu penses à un an,
plantes du riz, si tu penses à dix ans, plante un arbre, si tu penses à cent
ans, plante des hommes. »
Le pays s’est doté d’une
constitution et de grands principes qui ne restent pas de simples slogans creux
et schizophréniques. Le pays fixe des objectifs et vérifie humblement que la
réalité évolue, même modestement et symboliquement, vers l’idéal qu’on affiche.
Le système bancaire
Enfin, et toujours pour
illustrer ce rapport à l’abstraction qui est le propre d’une existence pour
soi-même, le pays s’est doté d’un système bancaire et d’outils financiers
solides. « Disposant d’une législation très précise et très moderne, le
système bancaire burkinabé, quoique encore embryonnaire, offre de solides
perspectives de croissance. » Ce pays pauvre affiche paradoxalement un des
rapports avec l’argent les plus mûrs et les plus sages du continent africain,
même si son poids économique peut sembler dérisoire.
Le Burkina pour autrui
Enclavé, mais au coeur de l'Afrique de l'Ouest, une position de carrefour stratégique pour le Burkina Faso
Géopolitique du Burkina Faso rappelle les données qui prédisposent le Burkina
Faso à devoir se tourner vers les autres. Occupant le cœur de la sous-région
appelée Afrique de l’Ouest, il a des frontières avec six pays, dont deux sont
comme lui enclavés (le Niger et le Mali) tandis que quatre autres (La Côte
d’Ivoire, le Ghana, le Togo et le Bénin) ont accès à l’Atlantique. Les auteurs
rappellent donc que « le réseau de transport burkinabé est vital pour sa
propre économie, mais aussi pour celles du Mali et du Niger ». Ensuite, la
colonisation fit du Burkina Faso une entité à géométrie variable, d’abord
rattachée au Haut Sénégal-Niger, puis partagée entre la Côte d’Ivoire et le
Niger et le Soudan français (ancien nom du Mali), avant de devenir une entité en
soi, la Haute Volta en 1947. Enfin, le colonisateur français construisit le
chemin de fer d’Abidjan à Bobo-Dioulasso puis Ouagadougou, afin d’acheminer le
coton voltaïque vers les ports.
Présenter Ouagadougou
comme le futur « grand hub de l’Afrique de l’Ouest » comme
l’affirmait le Premier ministre Zongo en octobre 2007 est peut-être exagéré. Mais
sait-on jamais ? En attendant, les auteurs rappellent les coulisses d’un
phénomène tout à fait singulier : le FESPACO (Festival Panafricain du
Cinéma de Ouagadougou) est la vitrine du
pays à l’étranger depuis 40 ans. Tous les deux ans, en février, ce festival
attire les cinéastes de toute l’Afrique et décerne un prix prestigieux. Alors
que 5 pays étaient accueillis en 1969 (10 000 spectateurs), le nombre fut porté
à 71 en 1993 et 82 en 2007 (500 000 spectateurs). Le pays a commencé par
développer ce projet phare et a ensuite développé beaucoup d’autres
festivals ; il mise actuellement sur une politique touristique
intelligente et diversifiée, qui fait rentrer beaucoup de devises dans le pays.
Les auteurs rappellent enfin que le Burkina Faso a multiplié ses partenariats
et surfe remarquablement sur la vague de la coopération décentralisée en
mobilisant très intelligemment les burkinabés de l’extérieur.
« En dépit de toutes les difficultés à
relever, et d’un contexte sous-régional difficile, le Burkina Faso fait parler
de lui ‘’en bien’’ dans les réunions internationales. Son rayonnement culturel le place au-dessus de la plupart des
autres pays du continent noir. Il a fait montre qu’il était capable de
faire la paix chez ses voisins, son président jouant les rôles de médiateur et
de facilitateur. »
Une illustration
remarquable du « Burkina pour autrui » aura été la gestion de la
crise ivoirienne. Vilipendé par les autorités ivoiriennes et une partie de la
presse française comme fauteur de troubles en Côte d’Ivoire, le Burkina a été
ensuite été loué par ses propres adversaires pour ses efforts réussis de
médiation dans une crise où il pouvait perdre gros. Ouagadougou s’est imposée
depuis des années comme une des capitales africaines où les parties en conflit
chez différents voisins viennent sceller des accords de réconciliation.
Les réussites de la
diplomatie burkinabé, son engagement très sérieux dans la sous-région et sur le
continent, l’exemplarité de son altruisme renforcent par ailleurs le Burkina
dans une fierté nationale positive, une bonne image de soi-même. La planète
compte fort peu d’Etats capables d’aider les autres alors même qu’ils sont les
premiers à avoir besoin d’aide.
"Géopolitique du Burkina", un ouvrage écrit par Jacques Barrat, Derek et Zein et Nicolas Lambret, Géopolitiques du XXIe siècle, 294 pages, 25 euros